Kim Cathechis
14
octobre
2025
Perspectives

« Avant tout, soyez armés » : Kim Catechis décrypte la militarisation de l’économie.

À l’occasion de sa conférence annuelle, l’ACI Monaco (The Financial Markets Association) a réuni, le 7 octobre 2025 à l’Automobile Club de Monaco, la communauté banque-finance autour d’un thème crucial : “Avant tout, soyez armés” (Machiavel) — ou comment la militarisation de l’économie rebat les cartes pour les investisseurs.

Invité d’honneur, Kim Catechis, stratégiste au Franklin Templeton Institute, a livré son analyse des vulnérabilités, opportunités et défis qui se présentent aux investisseurs dans ce nouveau contexte.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours ?

J’ai passé trente-six ans dans la gestion de fonds, d’abord en actions britanniques et européennes, puis sur les marchés émergents et enfin en global equity. Aujourd’hui, je consacre la majorité de mon temps à la recherche stratégique au Franklin Templeton Institute, qui fonctionne comme une plateforme de partage de connaissances. Mon rôle est d’apporter une vision d’ensemble sur les grands thèmes qui orientent les investissements à long terme et d’échanger avec les clients pour les aider à intégrer ces dynamiques dans leurs décisions.

La montée des politiques de défense change-t-elle les priorités économiques ?

Pendant trois décennies, l’économie mondiale a fonctionné selon une logique de convergence et de globalisation. Les frontières comptaient peu, les États-Unis assuraient la sécurité du commerce international, et la priorité était donnée à l’efficacité économique. Ce monde a disparu. Washington a cessé d’endosser ce rôle de garant et un vide s’est créé, exploité par d’autres puissances. Nous assistons à une utilisation de tous les leviers possibles : toute dépendance devient un outil de négociation. Ce n’est pas une évolution souhaitable, mais elle est désormais une réalité à laquelle il faut s’adapter.

Où se situent aujourd’hui les principales vulnérabilités ?

Elles touchent tout le monde. Les chaînes d’approvisionnement se réorganisent en profondeur : on passe du just-in-time au just-in-case. Cela rend les flux moins efficaces et oblige les directions financières à immobiliser davantage de capital. Le secteur de la Défense, lui, est en expansion. En Europe, les budgets devraient atteindre entre 600 et 800 milliards d’euros par an sur les deux à trois prochaines décennies. C’est une nécessité stratégique : on ne veut plus dépendre des États-Unis pour la maintenance ou la mise à jour logicielle de nos avions de combat, par exemple. Cela explique le choix d’avions comme le Rafale ou le Gripen.

Le complexe militaro-industriel a lui aussi évolué. Aujourd’hui, des acteurs comme Microsoft y occupent une place centrale dans le domaine du cyber. De nombreuses entreprises technologiques européennes développent des innovations à double usage, militaire et civile : des drones utilisés aussi bien pour la reconnaissance militaire que pour les secours en cas de catastrophe naturelle, des exosquelettes applicables à l’industrie comme aux opérations de terrain.

Quelles implications pour les investisseurs de long terme ?

Les modèles de valorisation classiques ne suffisent plus. Une entreprise peut apparaître solide sur le papier et être en même temps exclue de certains marchés pour des raisons de sécurité nationale. Huawei n’a plus d’avenir en Europe ni aux États-Unis, tandis qu’Ericsson et Nokia ne pourront pas espérer de contrats en Chine et voient leurs perspectives incertaines aux États-Unis.

Nous devons désormais raisonner dans un monde multipolaire. Trois centres de gravité s’imposent : États-Unis, Chine et Europe. L’Union européenne, deuxième économie mondiale et premier marché de consommation, a un avantage unique : sa capacité à imposer ses normes. Mais pour être crédible, elle doit investir massivement dans une force militaire dissuasive, à la hauteur de son poids économique. À horizon huit ans, c’est un objectif atteignable. Dans un monde dur, il vaut mieux paraître menaçant, même si l’on ne l’est pas.

Quelle est la trajectoire de la Russie ? Et celle des émergents ?

La Russie suit une voie qui ressemble de plus en plus à celle de la Corée du Nord. Même si Vladimir Poutine quittait le pouvoir demain, il faudrait une génération pour transformer les structures et mentalités en place. L’économie russe est étouffée par l’effort de guerre, qui représente près de 8 % du PIB et 46 % du budget. Le gouvernement élargit l’assiette fiscale, augmente la TVA et oriente le crédit directement depuis le ministère des Finances. Le pays est de plus en plus dépendant de Pékin, dans une relation asymétrique qui l’affaiblit encore.

Les marchés émergents, eux, souffrent de la polarisation et des barrières commerciales. Le reshoring américain s’accompagne d’automatisation, ce qui limite la création d’emplois. Le véritable problème reste la faiblesse du capital humain. En Inde comme en Chine, à peine un tiers de la population active achève ses études secondaires. Or la manufacture du futur dépendra surtout de l’innovation et de la qualification de la main-d’œuvre.

Quels signaux surveiller dans les trois à cinq ans ?

Je regarde d’abord les États-Unis. Le taux moyen des droits de douane est passé de 2,3 % en décembre dernier à environ 16 % aujourd’hui. Les chiffres de fin d’année seront essentiels pour mesurer l’impact des mesures douanières sur l’économie américaine et sur celle de l’Union européenne.

En Chine, la croissance de secteurs comme les véhicules électriques ne se traduit pas en rentabilité : les entreprises sont plus grandes mais gagnent moins. Le problème est structurel et son traitement dépend d’une gouvernance qui rend le calendrier imprévisible.

En Europe, la trajectoire sera plus lente mais constante, à la manière de la « stratégie des petits pas » initiée par Mario Draghi. L’Allemagne sera l’acteur clé, notamment grâce à une relance industrielle financée par des émissions de Bunds que personne ne refusera de détenir.

Les investisseurs peuvent-ils avoir un rôle stratégique au-delà de leurs choix d’allocation ?

Chaque investisseur agit en fonction de ses convictions, de ses contraintes et de ses obligations. Certains sous-secteurs resteront fermés pour des raisons de sécurité nationale. Mais paradoxalement, la période actuelle offre une ouverture inédite : jamais dans ma carrière je n’ai vu autant d’entreprises prêtes à accueillir du capital privé ou institutionnel. La voie du crédit privé et des « alternative assets » est ouverte. Cela crée des opportunités significatives, même si elles s’accompagnent d’une prime de risque géopolitique structurelle.

Dans la même catégorie