25
août
2025
Perspectives

“Innover ou régresser” : Gitana Team, l’art de se projeter et de naviguer dans l’incertitude

À la croisée des vents : la navigation rejoint la macroéconomie pour affronter un monde en transition.

Lors de la conférence Edmond de Rothschild Monaco, qui s’est tenue en juillet dernier au Monte-Carlo Bay, Charles Caudrelier, skipper du Gitana Team, et Cyril Dardashti, son Directeur Général, ont partagé leur vision de la gestion de l’incertitude — un enjeu central, tant dans la course au large que dans le monde économique. À cette occasion, Gérard Ohresser, CEO d’Edmond de Rothschild Monaco, s’est glissé dans le rôle d’intervieweur. Voici quelques extraits marquants de cet échange.

Gérard Ohresser : Vous aviez le bateau le plus rapide du monde, le Maxi Edmond de Rothschild Pourquoi avoir choisi de le vendre pour en construire un autre, alors qu’il demeurait la référence dans sa catégorie depuis sa grande victoire sur l’Arkea Ultim Challenge, le tour du monde en solitaire ?

Cyril Dardashti : Entre sa mise à l’eau en 2017 et sa vente récente, le Maxi Edmond de Rothschild a énormément évolué. Ce n’était plus le même bateau qu’à ses débuts, grâce aux améliorations constantes que nous y avons apportées. Dans notre métier, la compétition impose de ne jamais nous reposer sur nos acquis. Si l’on s’arrête, on régresse. La construction d’un nouveau bateau, ce n’est pas un aveu de limite, c’est un choix stratégique. Nous savons que la concurrence continue de progresser. Pour gagner demain, nous devons rester en avance. Avec l’expérience accumulée sur le Maxi Edmond de Rothschild, nous avons identifié de nombreuses pistes d’amélioration. Et grâce à l’audace d’Ariane de Rothschild, qui a accepté de relever ce nouveau défi malgré les risques, nous avons pu lancer ce projet. C’est un état d’esprit : anticiper, avancer, innover en permanence.

G.O : Charles, l’incertitude météorologique est inhérente à ton métier. Mais le réchauffement climatique aggrave-t-il ces incertitudes ?

Charles Caudrelier : Oui, clairement. Depuis mes débuts, les modèles météos ont beaucoup progressé, mais depuis quelques années, leur fiabilité se dégrade. Et nous pensons que c’est dû en partie au réchauffement climatique. Par exemple, lors d’une tentative du Trophée Jules Verne, nous cherchons une fenêtre météo pour partir de Brest et rejoindre le Cap de Bonne Espérance en dix à douze jours. Mais la température de l’eau dans l’Atlantique Sud était plus élevée de cinq degrés que d’habitude. Normalement, des dépressions se forment à cet endroit, au large de l’Amérique Latine, grâce au contraste d’air froid venant du sud et d’air chaud venant du nord. Mais cette année-là, l’eau plus chaude empêchait la formation de dépressions suffisamment fortes. Nous avons attendu toute la saison sans jamais trouver de fenêtre idéale. Cela illustre parfaitement la réalité : le réchauffement climatique peut avoir des répercussions sur notre discipline.

Comment gérez-vous concrètement cette incertitude en course ?

Charles Caudrelier : La course au large est un mélange permanent entre risque et incertitude. Une stratégie météo se base sur des prévisions, mais au-delà de trois ou quatre jours, leur fiabilité chute à 70 %, et à plus d’une semaine, à 20-30 %. L’incertitude ne vient pas seulement des modèles météos. Elle est aussi dans la réalité du vent et de la mer. Par exemple, un modèle peut prévoir 20 nœuds de vent, mais un grain peut le faire monter à 30 nœuds. Dans ce cas, je dois réduire la toile pour assurer la sécurité du bateau, ce qui ralentit ma vitesse moyenne. L’état de la mer est également déterminant. Avec 20 nœuds de vent et une mer plate, je peux théoriquement atteindre 35 à 40 nœuds de vitesse moyenne, mais dans une mer formée, je perds immédiatement 5 à 10 nœuds. Et tout cela, aucun modèle ne peut le calculer avec précision. Enfin, contrairement à ce que certains pensent, l’expérience humaine reste irremplaçable. Les logiciels calculent des trajectoires optimales, mais seul un marin expérimenté peut intégrer tous ces paramètres imprévus pour choisir la meilleure option.

Vous avez remporté l’Arkéa Ultim Challenge, la course la plus difficile au monde. Quels ont été les facteurs clés de votre victoire ?

Cyril Dardashti : le Maxi Edmond de Rothschild était le plus ancien des bateaux volants engagés, mais aussi le plus fiabilisé. Cette fiabilisation reposait sur l’expérience accumulée par l’équipe technique durant les huit années d’exploitation du bateau mais aussi bien sûr sur l’expérience de Charles et sa capacité à mener le Maxi Edmond de Rothschild a 100 % de son potentiel. Nous avons ainsi cherché à anticiper chaque problème possible, avec des solutions et procédures prêtes à l’avance. Au-delà de l’aspect technique, un tour du monde en solitaire c’est également un énorme défi logistique. Nous avons par exemple identifié tous les ports où nous pouvions nous arrêter en cas d’avarie, car un bateau de cette taille ne peut pas accoster partout. C’est cette méthodologie qui nous a permis d’aborder la course sereinement, malgré les risques inhérents à un tour du monde en solitaire.

Charles Caudrelier : Oui, et il faut aussi accepter que chaque jour apporte son lot de problèmes. On dit souvent qu’un tour du monde, c’est un “emmerde par jour”. Le tout est de savoir identifier ceux que nous pouvons résoudre seuls et ceux pour lesquels nous devons absolument éviter toute erreur. Je me souviens d’un exemple concret : au départ, je ne voulais pas embarquer de lattes de rechange pour la grand-voile, car je pensais ne pas pouvoir les remplacer seul en mer. Finalement, l’équipe les a embarquées malgré mon avis. Elles ne m’ont pas servi à leur fonction première, mais elles m’ont sauvé la course :

🔹 J’en ai utilisé des morceaux pour réparer un carénage de bras avant endommagé après quatre jours de course seulement.
🔹 Puis, lorsque ma grand-voile s’est déchirée dans sa zone de tension maximale (17 tonnes), j’ai utilisé les restes de lattes pour bricoler une réparation inédite, qui m’a permis de continuer la course pendant quinze jours jusqu’à l’arrivée, alors qu’en théorie, une telle déchirure aurait nécessité un arrêt technique synonyme de perte de nombreux milles et éventuellement de mon leadership.

Charles, la collégialité de la prise de décision existe en entreprise, mais toi, tu es seul. Est-ce un avantage ou un frein ?

En solitaire, je travaille avec une équipe à terre qui me route, selon la météo. Mon rôle est alors d’optimiser la performance, rester concentré et reposé. La confiance entre nous est capitale. En équipage, c’est différent. La prise de décision peut être freinée par l’égo ou les doutes. J’ai connu un équipage d’excellence comparable au PSG, mais le manque de confiance mutuelle a généré un climat négatif et de mauvaises réalisations. À l’inverse, j’ai dirigé un équipage mixte franco-chinois où la confiance et l’écoute nous ont portés à la victoire, malgré des contraintes sportives importantes.

Comment gères-tu la fatigue pour éviter les erreurs ?

Charles Caudrelier : Le sommeil est la clé. J’ai beaucoup travaillé sur ce point, notamment en installant des matelas confortables, même si cela ajoutait du poids. Dormir vite et bien, c’est vital. Pourtant, malgré ces stratégies, la fatigue reste un ennemi : sur le dernier tour du monde, j’ai commis trois grosses erreurs dues à un manque de sommeil. En solitaire, la gestion du repos détermine la performance.

Cyril Dardashti : Charles est tellement exigeant envers lui-même qu’il va souvent trop loin. Il ne s’en rend pas compte. Parfois, nous devons insister : “Charles, il faut que tu dormes maintenant.” Et il répond : “Non, non, j’ai déjà dormi.” Alors que son état émotionnel, son ton, montrent qu’il est épuisé. Notre rôle, c’est aussi de veiller à sa lucidité.

Quels sont vos objectifs avec Gitana 18, le futur Maxi Edmond de Rothschild, dans les 18 prochains mois ?

Charles Caudrelier : La mise à l’eau est prévue pour cet automne. Pour le précédent Maxi Edmond de Rothschild, il nous a fallu deux ans avant d’en faire la référence mondiale. Pour ce nouveau Maxi, notre objectif est la Route du Rhum en novembre 2026, un an après sa mise à l’eau. Nous voulons défendre notre titre et viser la victoire, même si ce bateau intègre de nombreuses innovations. Nous sommes encore dans la genèse du vol hauturier, il y a sept ans seulement avant le Maxi Edmond de Rothschild, les bateaux ne volaient pas au large !

Cyril Dardashti : La pression, nous nous la mettons nous-mêmes. Nous sommes compétiteurs dans l’âme. La Route du Rhum est un objectif majeur : ce serait un doublé pour Charles et un triplé pour Gitana. Toute l’équipe est extrêmement motivée et concentrée pour relever ce défi, malgré sa difficulté.

🔹 “Naviguer, c’est anticiper l’imprévisible. La confiance, l’humilité et la préparation sont nos meilleures armes face à l’incertitude, en mer comme dans l’économie mondiale.”

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